La France face au mur d’investissements de la transition énergétique
La lutte contre le réchauffement climatique nécessite de dépenser entre 55 et 130 milliards d’euros en plus chaque année en Franced’ici à 2030, selon les différentes estimations. Reste à savoir comment un tel effort sera réparti entre l’État, les ollectivités, les ménages et les entreprises.
Afin de limiter le réchauffement mondial bien en dessous de +2 °C par rapport à l’ère préindustrielle (et si possible en dessous de +1,5 °C), comme le prévoit l’accord de Paris signé par 193 pays en 2015, la France et l’Union européenne ont pris des engagements ambitieux de réduction de leurs émissions nettes de gaz à effet de serre (GES).
Le Pacte vert européen de décembre 2019 et la loi européenne sur le climat de juin 2021 déclinent cet accord en deux objectifs : faire baisser en 2030 les émissions de GES de 55 % par rapport à leur niveau de 1990 et être la première zone économique à devenir neutre en carbone en 2050. Cela implique de réduire considérablement les émissions de GES, de les capter ou de les faire absorber par les puits de carbone que sont les forêts, les sols ou encore les océans.
Cet effort d’atténuation du changement climatique repose principalement sur la transition énergétique qui consiste à abandonner les combustibles fossiles au profit d’énergies renouvelables ou peu émettrices de GES. Celle-ci nécessite concrètement de basculer la production électrique vers l’éolien, le solaire et le nucléaire, de mettre fin aux véhicules à essence, de mieux isoler les logements, d’inventer de nouveaux processus industriels pour produire de l’acier ou du ciment… Un chantier aussi gigantesque que coûteux. Or la France, comme la majorité des pays, est en retard sur ses objectifs selon le dernier rapport de juin 2024 du Haut Conseil pour le climat, un organisme indépendant qui conseille le gouvernement sur la transition écologique.
Selon le panorama des financements climat publié en décembre 2023 par l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE), un cercle de réflexion français, la France a passé le cap des 100 milliards d’euros d’investissements dans la transition énergétique en 2022, dans les seuls secteurs des transports, de l’énergie et du bâtiment. Mais ce rapport estime à 58 milliards d’euros par an le montant supplémentaire qu’il faudrait investir en moyenne, chaque année, sur la période 2024-2030 pour atteindre l’objectif de GES fixé pour 2030.
Un déficit d’investissement de 55 à 130 milliards
Plusieurs autres études fournissent aussi des estimations de ce déficit d’investissement. Mais leur comparaison est « compliquée par la forte hétérogénéité des définitions, méthodes et périmètres adoptés », relève une note de la Direction du Trésor d’avril 2024 qui tente d’en faire la synthèse. Les montants varient « de 55 à 130 milliards d’euros par an d’ici 2030, soit entre +2 et +5 points de PIB par an ». Le PIB, ou produit intérieur brut, reflète la production totale de biens et de services d’un pays.
Selon l’auteur, après retraitement de toutes ces études, il faudrait dépenser 110 milliards d’euros de plus en 2030. Il s’agit là d’un chiffre brut.
Certaines estimations fournissent un chiffre net, à savoir le solde entre ce qu’il faut investir en plus dans les solutions climat et les investissements qu’il faut réduire dans les équipements fossiles. Le besoin de financement net supplémentaire à retenir pour 2030 est alors de 63 milliards d’euros, selon la note.
À l’échelle de l’Union européenne, la Commission européenne estime qu’il faudra dépenser 620 milliards d’euros d’investissements supplémentaires par an d’ici 2030. Soit 3,7 % du PIB. L’Institut de l’économie pour le climat a publié en février 2024 une estimation moindre du déficit d’investissement à l’échelle de l’UE, à 407 milliards d’euros (2,6 % du PIB).
À l’échelle de la planète, uniquement pour le secteur de l’énergie, l’Agence internationale de l’énergie estime qu’il faut 4 100 milliards d’euros d’investissement par an d’ici à 2030. C’est plus du triple de ce qui est actuellement injecté dans les énergies vertes.
Ce « mur d’investissements » doit toutefois être mis en regard du coût beaucoup plus élevé de l’inaction face au changement climatique. En France, si aucun investissement
supplémentaire n’était engagé par rapport au niveau de 2022, cela engendrerait chaque année une perte de PIB qui augmenterait jusqu’à atteindre 7 points à l’horizon 2100, selon une étude publiée en décembre 2023 par l’Ademe, l’agence pour la transition écologique.
Qui va payer ?
Sur les 100 milliards d’euros investis en France en 2022, selon l’I4CE, près de la moitié, 46 milliards d’euros, ont financé la rénovation ou la performance énergétique des bâtiments, 16 milliards sont allés aux véhicules bas carbone, 16 milliards aux infrastructures de transport alternatives à l’automobile et 12 milliards aux énergies renouvelables.
Les ménages (40,2 milliards d’euros) et les entreprises (36,9 milliards) ont réalisé plus des trois quarts de ces investissements. L’État, les collectivités locales et les opérateurs parapublics comme les bailleurs sociaux ou la SNCF représentent 22,8 milliards d’euros. Mais en ajoutant les différentes aides et prêts au secteur privé, l’effort des pouvoirs publics s’élève à 33 milliards d’euros en 2022, soit un tiers du montant des investissements, selon l’I4CE.
Si l’État a une part minoritaire dans le financement de la transition, il joue un rôle indispensable d’organisateur. « Mobiliser les financements privés ne se décrète pas. Aujourd’hui, ménages et entreprises ne trouvent pas toujours de modèle économique viable pour leurs investissements climat. Et ce que le privé ne peut pas faire, le public devra le prendre en charge », écrit ainsi l’I4CE. Comment ? En ayant un « recours massif à l’endettement », préconisent les économistes Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, dans un rapport sur « l’incidence économique des actions pour le climat », remis au gouvernement en mai 2023.
Tout le monde est loin d’être sur cette même ligne. « L’illusion serait celle d’un financement budgétaire massif — et ce d’autant plus en France où la dette atteint 111 % du PIB en 2023 avec l’un des déficits les plus importants d’Europe, a ainsi prévenu le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, lors d’une intervention aux Rencontres de l’Institut de la Finance Durable, en avril 2024. Il faudra bien sûr une part de financement public, mais elle ne peut être majoritaire, ni même ne le doit. »
Trois leviers pour susciter l’investissement privé
Pour éviter d’accroître la dette publique, il préconise de jouer sur trois leviers pour inciter les acteurs privés à faire les investissements nécessaires : la réglementation (interdiction de mettre en location des passoires énergétiques, par exemple) ; les subventions (comme le dispositif Ma Prime Rénov) et la tarification à travers un prix du carbone (le dioxyde de carbone étant le principal gaz à effet de serre). Celle-ci a pour effet de renchérir le prix des biens et services les moins favorables au climat, de dissuader leur achat et d’encourager les investissements de substitution.
Il existe deux façons de donner un prix au carbone. Le premier consiste à mettre en place un marché des quotas d’émission (ou droits à polluer). Les entreprises qui dépassent le plafond d’émissions qui leur a été alloué achètent les quotas excédentaires de celles qui restent en dessous de leur plafond. L’Europe a mis en place un tel marché en 2005. Mais de nombreux experts considèrent que c’est un échec relatif : le prix du carbone a toujours été très inférieur au seuil de 100 euros la tonne considéré comme vraiment incitatif pour déclencher des investissements.
L’autre moyen d’intégrer le prix du carbone aux biens et aux services est la taxation. En France, une écotaxe due par les poids lourds avait été envisagée à partir de 2007, puis finalement abandonnée en 2013 sous la pression des patrons bretons, les « bonnets rouges ». La taxe carbone introduite en 2014 sous l’appellation de Contribution climat énergie (CCE) était due par les particuliers. Elle a provoqué le mouvement des gilets jaunes.
Son niveau est bloqué depuis 2018 à 44,6 euros la tonne. Elle rapporte 10 milliards d’euros par an. Sachant que l’ensemble de la fiscalité énergétique s’élevait en France à 60 milliards d’euros en 2021, selon la Cour des comptes.
Le défi de l’acceptabilité sociale
« Même pour les classes moyennes, rénovation du logement et changement de chauffage d’une part, acquisition d’un véhicule électrique d’autre part, appellent un investissement de l’ordre d’une année de revenu, avertit le rapport Pisani-Ferry. Le coût économique de la transition ne sera politiquement et socialement accepté que s’il est équitablement réparti. » Pour financer la politique climatique, outre l’endettement, il préconise un impôt sur le patrimoine des plus riches « exceptionnel et temporaire ».
Face à l’effort demandé, de nombreuses voix en appellent à l’Europe. L’idée d’un fonds européen pour le climat est de plus en plus évoquée. La possibilité qu’il soit en partie financé par un emprunt commun aux pays de l’UE l’est également, notamment par l’ancien président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, dans son rapport sur le futur de la compétitivité de l’Europe, publié le 9 septembre.
L’UE aura quoi qu’il en soit un rôle majeur, car la transition climatique n’est pas un simple enjeu national. Face aux importations de produits carbonés à bas prix susceptibles de concurrencer leurs équivalents européens plus vertueux, elle travaille à la mise en place d’une taxe carbone aux frontières depuis 2023. Elle a par ailleurs institué en 2021 un Fond de la transition juste de 17,5 milliards d’euros pour soutenir les secteurs menacés par la transition écologique. Et l’UE prévoit aussi de lancer en 2026 un Fonds social pour le climat de 86,7 milliards d’euros pour aider les ménages à basculer vers des mobilités propres et des systèmes de chauffage moins énergivores.
Article rédigé par Brief.eco