La France est-elle vraiment en économie de guerre ?
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a fait resurgir la notion d’économie de guerre, appliquée aussi bien à des pays qui ne sont pas eux-mêmes en guerre, comme la France, qu’à des domaines non militaires. On vous aide à vous y retrouver.
« Nous sommes entrés en économie de guerre ». Cette phrase prononcée le 13 juin 2022 par Emmanuel Macron en ouverture du salon Eurosatory, le plus grand salon international de la défense et de la sécurité, a remis cette expression, née au siècle dernier, au cœur du débat public français. La réalité de l’affirmation présidentielle a depuis été contestée par de nombreux observateurs, comme Sylvain Birsinger, chef économiste du cabinet Asterès et auteur d’une étude intitulée « La France n’est pas en économie de guerre ». Mais, la formule s’est diffusée dans le débat public tandis que le passage en économie de guerre a été étendu à la guerre écologique ou climatique, au risque d’en obscurcir le sens. Alors, que comprendre exactement ?
L’économie de guerre : une notion historique
Cette expression apparaît avec la Première Guerre mondiale quand le gouvernement français, confronté à la durée du conflit, a été contraint de trouver une organisation afin de mobiliser les ressources du pays pour mener l’effort de guerre. Il s’agissait de réorienter les matières premières, la production industrielle et la logistique vers les besoins des armées, mais aussi de rationner la consommation tout en fixant les prix, les salaires et les taux d’intérêt.
« Dans ce cadre, l’État met sous tutelle une grande partie des entreprises et des ressources pour les intégrer dans une planification autoritaire afin de garantir aux armées la disponibilité des moyens dont elles ont besoin », détaille Renaud Bellais, codirecteur de l’Observatoire de la défense à la Fondation Jean-Jaurès, dans une note où il passe en revue la « réalité d’un concept et ses enjeux pour la France ».
Entre 15 % et 25 % de la richesse française servent alors à financer l’effort de guerre, estime l’économiste Jean-Marc Daniel. Ce dirigisme prend une dimension encore supérieure lors du second conflit mondial. Aux États-Unis, l’administration Roosevelt met en œuvre un plan baptisé Victory Program qui permet de mobiliser jusqu’à 37 % du produit intérieur brut américain (PIB, la production totale de bien et de services d’un pays sur un an) et 90 % des dépenses fédérales au profit des seules armées.
L’Allemagne consacrait 75 % de son PIB à son effort de guerre, selon certains chercheurs.
En 2023, les États-Unis ne consacrent plus que 3,36 % du PIB et 9 % du budget fédéral aux dépenses militaires, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), une des références pour les données en matière d’armement. Et la moyenne des 32 pays de l’OTAN devrait tout juste atteindre cette année l’objectif de 2 % du PIB que l’organisation s’est fixé en 2014. Ce sera notamment le cas de la France, selon le ministère des armées. Hormis quelques pays, on est donc loin de la définition historique.
Les pays réellement en économie de guerre
« L’Ukraine est clairement entrée en économie de guerre depuis 2022 », écrit Sylvain Birsinger dans son étude. Alors que la part de la défense représentait 3,43 % du PIB ukrainien en 2021, elle a décuplé pour atteindre 37 % en 2023 et 58 % du budget, selon le Sipri. Les exportations de biens et les sorties de capitaux d’Ukraine sont contrôlées, la vente des denrées alimentaires de base y est rationnée, et la production planifiée. En outre, certains prix sont plafonnés.
En Russie aussi, « l’économie du pays a été totalement réorganisée depuis 2022 en fonction d’objectifs militaires et non plus économiques, explique le chef économiste d’Asterès : mobilisation de réservistes au risque de créer des pénuries de main-d’œuvre, hausse de la production militaire, réorganisation complète des flux commerciaux ». La part du PIB consacrée à la défense reste toutefois limitée : elle est passée de 3,7 % en 2021 à 5,9 % en 2023 et devrait atteindre 7,1 % cette année, selon le Sipri. Soit tout de même 29 % du budget fédéral russe.
Israël complète le tableau, selon Sylvain Birsinger. « Depuis l’attaque du 7 octobre 2023 et l’appel de nombreux réservistes qui ont quitté leur précédent emploi, l’économie israélienne a subi un choc violent, écrit-il. Le pays est entré en économie de guerre puisqu’il privilégie désormais des objectifs militaires dans l’allocation de ses ressources (notamment la force de travail) sur l’objectif de croissance économique ». Israël consacre par ailleurs toujours une part importante de son PIB à la défense : jusqu’à 30 % en 1975 et 5,3 % en 2023, selon le Sipri.
Et la France dans tout ça ?
Avec des dépenses de défense représentant à peine 1,9 % de son PIB en 2023, la France est loin de cette situation. « L’emploi du terme d’économie de guerre ne veut pas dire que les Français sont en guerre et que toute notre économie doit basculer pour soutenir un effort de guerre, explique Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), dans une tribune publiée sur le site du ministère des armées. Cela ne concerne qu’une partie de nos industries d’armement qui doivent fournir davantage de matériels nécessaires, et plus vite. »
« L’outil industriel actuel a en effet été dimensionné pour un temps de paix, observe pour sa part Renaud Bellais. Il faut changer de braquet pour que les armées soient en mesure de faire face à un conflit majeur », de haute intensité. En septembre 2022, le ministre des armées Sébastien Lecornu réunit les industriels de la défense et prend quatre engagements pour « les aider à atteindre l’objectif de produire plus et plus vite ». Un rapport d’information de la commission des finances de l’Assemblée nationale, remis le 29 mars 2023, va encore plus loin en proposant dix recommandations de « mise en œuvre de l’économie de guerre ».
Dans une interview donnée à La Tribune le 24 mars 2024, Sébastien Lecornu annonce qu’il « n’exclut pas » de recourir à des réquisitions ou d’imposer aux industriels d’accorder la priorité aux besoins militaires par rapport aux besoins civils. Il pourrait également imposer la constitution de stocks minimaux.
Le réarmement de la France sera toutefois limité. La Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 prévoit d’augmenter d’un tiers les crédits de la mission défense par rapport à la précédente LPM, portant les dépenses militaires à 2,5 % du PIB en 2030. Mais cet effort privilégie « la cohérence sur la masse » précisait le chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard, devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale, en avril 2023. C’est pourquoi Emmanuel Macron sollicite le niveau européen, comme il l’a réaffirmé lors de son discours de la Sorbonne le 25 avril 2024.
Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur et à l’industrie, qui a repris l’expression d’économie de guerre, a proposé le 9 janvier la création d’un fonds de 100 milliards d’euros dédié au réarmement.
Une économie de guerre non militaire ?
L’économie de guerre n’est pas seulement une réponse à une menace militaire. « Elle vise à réorganiser l’économie afin de faire face à tout type de menace imminente », explique Sylvain Birsinger. On l’a vu lors de la pandémie de Covid 19, avec la mise en place de confinements, justifiée par la phrase martelée par Emmanuel Macron lors de son adresse aux Français, le 16 mars 2020 : « Nous sommes en guerre ».
Le fonctionnement normal de l’économie est suspendu. « Les objectifs habituels de la politique économique (croissance, pouvoir d’achat, comptes publics par exemple) ont été abandonnés pour ne privilégier que la limitation des contacts afin de limiter la propagation du virus », résume le chef économiste d’Asterès.
« L’urgence climatique, poursuit-il, pourrait également, selon cette définition, impliquer un passage en économie de guerre au sens où l’économie serait fortement réorientée vers l’objectif de réduction des émissions de carbone. »
Ce recours étendu à la métaphore militaire interroge Renaud Bellais. « De la même manière que nous étions en “guerre” contre le terrorisme ou contre le coronavirus, le champ lexical de la guerre appliqué cette fois-ci à l’économie marque une forme d’instrumentalisation politique afin de générer du consensus par la sidération, en décalage avec la réalité ».
Pour l’économiste Éric Monnet, il s’agit, avec cette analogie, de justifier une forte intervention de l’État ou, au contraire, de rassurer sur son caractère exceptionnel et temporaire, car, écrit-il, « derrière la question de la guerre, c’est finalement le rôle de l’État dans l’économie qui fait débat. »
Pour aller plus loin :
L’économie de guerre, version russe
L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm a publié en décembre 2023 une analyse de 24 pages du budget de la Russie, « un nouveau budget pour un pays en guerre ». Elle détaille les coûts additionnels liés à la guerre au-delà de dépenses militaires qui vont s’élever à 29 % du budget ainsi que la pression mise sur les dépenses dans le domaine économique et social.
Article rédigé par le média Brief.eco